25
Errtu

 

 

Drizzt sortit en rampant de sa cachette quand les dernières lueurs du soleil commencèrent à s’évanouir. Il scruta l’horizon méridional et fut de nouveau atterré. Il avait bien été obligé de se reposer, mais il ne put s’empêcher de se sentir coupable quand il vit la ville de Targos en flammes, comme s’il avait négligé son devoir pour n’être que le témoin de la souffrance des victimes impuissantes de Kessell.

Mais le drow n’était pas resté inactif, même pendant les heures de transe méditative que les elfes nommaient sommeil. Il était reparti dans le monde souterrain de ses lointains souvenirs, à la recherche d’une sensation particulière, de l’aura d’une puissante présence qu’il avait un jour connue. Bien qu’il n’ait pas été assez proche du démon pour bien le regarder quand il l’avait suivi la nuit précédente, quelque chose au sujet la créature avait fait écho dans ses plus vieux souvenirs.

Une émanation pénétrante et étrange entourait les créatures des plans inférieurs quand ils parcouraient le monde matériel, une aura que les elfes noirs, plus que toute autre race, en étaient venus à percevoir et à reconnaître. Drizzt ne connaissait pas seulement le type du démon, mais le démon lui-même. Il avait servi les siens à Menzoberranzan durant de nombreuses années.

— Errtu, chuchota-t-il comme il faisait le tri parmi ses rêves.

Drizzt connaissait le véritable nom du démon. Il répondrait à son appel.

 

***

 

La recherche d’un endroit approprié pour évoquer le démon prit plus d’une heure à Drizzt, et il en passa plusieurs autres à préparer la zone. Son but était, autant que possible, d’empêcher Errtu de profiter de ses avantages – sa taille et ses ailes en particulier –, bien qu’il espère sincèrement que leur rencontre ne se solderait pas par un combat. Ceux qui connaissaient le drow le trouvaient audacieux, parfois même imprudent, mais ceux-là étaient des mortels, des ennemis qui reculaient devant la douleur cuisante de ses lames vrombissantes. Avec les démons, en particulier ceux de la taille et de la force d’Errtu, c’était une tout autre histoire.

Drizzt avait assisté plusieurs fois au courroux d’un tel monstre dans sa jeunesse. Il avait vu des bâtiments renversés, de la pierre massive déchiquetée par les grandes mains griffues. Il avait vu de puissants guerriers humains frapper ce monstre avec des coups qui auraient abattu un ogre pour découvrir, horrifiés, que leurs armes étaient inutiles devant un être des plans inférieurs si puissant.

Son propre peuple se débrouillait généralement mieux avec les démons, parvenant à se voir accorder un certain respect. Les démons faisaient de fréquentes alliances avec les drows, et ils servaient souvent les elfes noirs sans discuter, car ils se méfiaient de leurs armes et de leur puissante magie.

Mais cela se passait dans le monde souterrain, où les pierres dégageaient d’étranges émanations magiques que les artisans drows utilisaient pour ensorceler les métaux. Drizzt n’avait plus aucune arme de sa terre natale, car leur magie étrange ne pouvait supporter la lumière du jour ; bien qu’il ait pris garde de les conserver à l’abri du soleil, elles étaient devenues inutilisables peu de temps après son installation à la surface. Il doutait que les armes qu’il portait à présent soient capables de faire le moindre mal à Errtu. Et même si c’était le cas, les démons de la stature d’Errtu ne pouvaient être véritablement anéantis hors de leurs plans natals. S’ils en venaient à se battre, le mieux que pouvait espérer Drizzt serait de bannir la créature du plan Matériel pour une centaine d’années.

Il n’avait pas l’intention de combattre.

Pourtant, il devait bien tenter quelque chose contre le sorcier qui menaçait les cités. Son but à présent était d’en apprendre plus sur lui pour découvrir une faiblesse, et la méthode qu’il comptait employer mêlait duplicité et ruse. Il espérait qu’Errtu se souviendrait suffisamment des elfes noirs pour rendre sa fable crédible, mais pas assez pour en relever les incohérences.

L’endroit qu’il avait choisi pour la rencontre était une cavité abritée à quelques mètres des hautes falaises de la montagne. Un toit formé par deux parois qui convergeaient en leur sommet couvrait la moitié de la zone – l’autre moitié était à ciel ouvert, mais l’ensemble était retranché derrière de hautes parois dans le flanc de la montagne, et sécurisé car hors de vue de Cryshal-Tirith.

Drizzt s’employait maintenant à graver des runes protectrices avec une dague sur les parois et sur le sol, devant l’endroit où il allait s’asseoir. L’image mentale de ces symboles magiques s’était estompée au fil des années, et il savait que leur tracé était loin d’être parfait. Il comprenait pourtant qu’il aurait besoin de toute la protection qu’elles pouvaient lui offrir si Errtu s’en prenait à lui.

Quand il eut fini, il s’assit sous la zone abritée, les jambes croisées, et jeta par terre la petite statuette qu’il portait dans son sac.

Guenhwyvar serait un bon test pour ses inscriptions protectrices.

La panthère répondit à son appel. Elle apparut à l’autre bout de la cachette, ses yeux perçants scrutant la zone à la recherche de tout danger potentiel menaçant son maître. Puis, ne sentant rien, elle tourna des yeux curieux vers Drizzt.

— Viens à moi, lui lança Drizzt en lui faisant signe de la main.

Le fauve avança vers lui, puis s’arrêta brusquement, comme s’il s’était trouvé face à un mur. Drizzt soupira de soulagement quand il vit que ses runes possédaient une certaine puissance. Il reprit confiance, bien qu’il se rende compte qu’Errtu pousserait les runes à la limite de leur pouvoir – et probablement au-delà.

Guenhwyvar inclina sa tête énorme dans son effort pour comprendre ce qui l’avait empêchée d’avancer. Elle n’avait pas rencontré une bien grande résistance, mais les signaux contradictoires de son maître, qui l’avait appelée sans pour autant lui permettre d’approcher, avaient désorienté la bête. Elle considéra la possibilité de rassembler ses forces et d’enfoncer la faible barrière, mais son maître semblait enchanté qu’elle se soit arrêtée. La panthère s’assit donc là où elle était et elle attendit.

Drizzt s’employa à étudier la zone, cherchant le meilleur endroit d’où Guenhwyvar pourrait bondir et surprendre le démon. Une profonde saillie sur l’une des hautes parois juste en dessous de la portion qui convergeait en toit semblait être la meilleure cachette. Il mit le fauve en position et lui donna pour instruction de ne pas attaquer avant son signal. Puis il se rassit et essaya de se détendre, plongé dans une dernière préparation mentale avant d’appeler le démon.

 

***

 

De l’autre côté de la vallée, dans la tour magique, Errtu était tapi dans un coin sombre du harem de Kessell, montant la garde, toujours en alerte, surveillant le sorcier maléfique en train de jouer avec ses filles décérébrées. Un feu bouillonnant de haine s’alluma dans les yeux d’Errtu comme il regardait le stupide Kessell. Le sorcier avait déjà presque tout gâché, avec la démonstration de pouvoir de cet après-midi et son refus de détruire les tours vides qu’il avait laissées derrière lui, épuisant encore plus la force de Crenshinibon.

Errtu avait été sinistrement satisfait quand, une fois revenu à l’intérieur de Crystal-Tirith, le miroir de visions avait confirmé à Kessell la chute des deux autres tours. Errtu avait averti Kessell, lui déconseillant d’élever une troisième tour, mais, au fil de la campagne, le sorcier à l’égo fragile se montrait de plus en plus buté, considérant les conseils du démon et même ceux de Crenshinibon comme un stratagème pour saper sa domination.

Et c’est ainsi qu’Errtu fut tout à fait réceptif, pour ne pas dire soulagé quand il entendit l’appel de Drizzt flotter dans la vallée. Au départ, il rejeta l’idée d’une telle évocation, mais les intonations de son nom véritable prononcé à haute voix déclenchèrent des frémissements involontaires le long de son échine.

Plus intrigué que furieux devant l’impertinence de ce simple mortel qui osait énoncer son nom, Errtu s’éloigna discrètement du sorcier distrait et sortit de Cryshal-Tirith.

Puis l’appel retentit de nouveau, troublant l’harmonie du chant interminable du vent comme une vague trouble la surface calme d’un étang.

Errtu étendit ses grandes ailes et prit son essor vers le nord, s’élançant à toute allure au-dessus de la plaine vers celui qui l’évoquait. Des gobelins terrifiés fuyaient l’obscurité de l’ombre du démon sur son passage, car, même à la lueur pâle d’une lune mince, la créature des Abysses projetait au sol un sillon de ténèbres qui faisait paraître la nuit lumineuse en comparaison.

Drizzt prit une profonde inspiration. Il sentit l’approche imminente du démon, comme celui-ci virait au-dessus du Plateau de Bremen et s’élevait des pentes en contrebas du Cairn de Kelvin vers ses hauteurs.

Guenhwyvar releva la tête de ses pattes et grogna, sentant elle aussi l’approche du monstre maléfique. La panthère se tapit au fin fond de la profonde corniche dans l’attente de l’ordre de son maître, confiante dans le fait que ses qualités furtives pourraient la protéger même des sens profondément affûtés du démon.

Les ailes de cuir d’Errtu se replièrent lorsqu’il se posa, à l’étroit sur la corniche. Il localisa immédiatement celui qui l’évoquait. Malgré l’étroitesse de l’entrée de la cavité, il fonça droit à l’intérieur, bien décidé à apaiser sa curiosité avant de tuer le blasphémateur imbécile qui avait osé énoncer son nom à haute voix.

Drizzt lutta pour conserver un minimum de maîtrise quand l’immense démon s’introduisit dans la cavité et que sa masse emplit le petit espace devant son refuge exigu, cachant la lumière des étoiles. Il ne pouvait y avoir de retour en arrière sur la voie périlleuse dans laquelle il s’était engagé. Il n’avait pas d’échappatoire.

Le démon s’arrêta brusquement, stupéfait. Des siècles s’étaient écoulés depuis la dernière fois qu’Errtu avait posé les yeux sur un drow, et il ne s’attendait certainement pas à en retrouver un à la surface, dans les terres désolées et gelées de l’extrême nord.

Drizzt trouva le moyen de recouvrer sa voix.

— Salutations, maître du Chaos, dit-il paisiblement en s’inclinant profondément. Je suis Drizzt Do’Urden, de la Maison de Daermon N’a’shezbaernon, neuvième famille dans la hiérarchie de Menzoberranzan. Bienvenue dans mon humble demeure.

— Tu es bien loin de chez toi, le drow, dit le démon avec méfiance.

— Tout comme vous l’êtes, grand démon des Abysses, répondit calmement Drizzt. Et attiré dans cette haute partie du monde pour des raisons similaires, à moins que je me trompe dans ma supposition.

— Je sais pourquoi je suis là, répondit Errtu. Les affaires des drows ont toujours été en dehors de ma compréhension – ou de mes préoccupations.

Drizzt caressa son menton mince et gloussa en feignant l’assurance. Son estomac était noué, et il sentait s’annoncer les prémices de sueurs froides. Il gloussa de nouveau, luttant contre sa peur. Si le démon sentait son malaise, sa crédibilité en serait grandement diminuée.

— Ah, mais pour la première fois depuis tant d’années, il semble que nos intérêts se rencontrent, puissant pourvoyeur de destruction. Mon peuple ressent de la curiosité, peut-être même un intérêt particulier pour le sorcier que tu sembles servir !

Errtu redressa les épaules. Les premières étincelles d’une dangereuse flamme se manifestaient dans ses yeux rouges.

— Servir ? répéta-t-il avec incrédulité, le ton égal de sa voix tremblant sous le poids de la fureur.

Drizzt se pressa de nuancer son observation.

— Selon toute apparence, gardien des intentions chaotiques, le sorcier détient un certain pouvoir sur toi. Tu travailles sûrement main dans la main avec Akar Kessell !

— Je ne sers aucun humain ! rugit Errtu, faisant trembler les fondations de la cavité d’une vigoureuse tape du pied.

Drizzt se demanda si le combat qu’il pensait perdu d’avance n’était pas sur le point de s’engager. Il considéra l’éventualité d’appeler Guenhwyvar pour qu’ils puissent au moins porter les premiers coups.

Mais, tout à coup, le démon retrouva son calme.

Persuadé d’avoir deviné la raison de la présence inattendue du drow, Errtu posa un œil inquisiteur sur Drizzt :

— Servir le sorcier ? dit-il en riant. Akar Kessell est un faible même selon les critères restreints des humains ! Mais tu sais cela, le drow, et ne prétends pas le nier. Tu es là pour Crenshinibon, tout comme moi, et au diable Kessell !

La mine perplexe de Drizzt était suffisamment sincère pour déconcerter le démon. Persuadé d’avoir deviné la vérité, il n’arrivait pas à comprendre pourquoi le drow ne saisissait pas ce nom.

— Crenshinibon, expliqua-t-il, désignant le sud d’un grand geste de sa main griffue. Un bastion ancien de pouvoir indicible.

— La tour ? demanda Drizzt.

L’incertitude d’Errtu se mua en une fureur explosive :

— Ne fais pas l’ignorant avec moi ! beugla le démon. Les seigneurs drows connaissent bien le pouvoir de l’artefact d’Akar Kessell, sinon ils ne seraient pas venus jusqu’à la surface pour le chercher !

— Très bien, tu as deviné la vérité, concéda Drizzt. Cependant, je dois être certain que la tour sur la plaine est bien l’artefact ancien que je cherche. Mes maîtres ont peu de pitié pour les espions négligents.

Errtu eut un sourire vicieux en se souvenant des chambres de tortures diaboliques de Menzoberranzan. Les années qu’il avait passées parmi les elfes noirs avaient effectivement été plaisantes !

Drizzt orienta vivement la conversation vers un sujet qui pourrait révéler certaines des faiblesses de Kessell ou de sa tour.

— Quelque chose m’a laissé perplexe, spectre terrifiant d’un mal débridé, commença-t-il, cherchant à toujours renouveler ses compliments. De quel droit ce sorcier détient-il Crenshinibon ?

— D’aucun droit, dit Errtu. Le sorcier, bah ! Comparé à tes semblables, c’est à peine un apprenti. Sa langue fourche à l’énonciation du moindre sort. Mais le destin joue souvent de tels tours. Et ce n’en est que plus délectable, je le dis ! Qu’Akar Kessell ait son instant de gloire. Les humains ne vivent pas bien longtemps !

Drizzt savait que poser tant de questions était dangereux, mais il prit le risque. Même à trois mètres d’un démon majeur, Drizzt pensait que ses chances de survie étaient meilleures que celles de ses amis restés à Bryn Shander.

— Mais quand bien même, mes maîtres s’inquiètent de ce que la tour puisse être endommagée dans la bataille à venir contre les humains, bluffa-t-il.

Errtu prit encore un moment pour considérer Drizzt. L’apparition de l’elfe noir compliquait le plan simple du démon pour hériter de Crenshinibon après Kessell. Si les puissants seigneurs drows de l’immense Menzoberranzan avaient véritablement jeté leur dévolu sur la relique, le démon savait qu’ils finiraient par l’avoir. Kessell, même soutenu par le pouvoir du cristal, ne pourrait sûrement pas leur résister. La seule présence de ce drow allait sérieusement compliquer ses relations avec Crenshinibon. Comme Errtu aurait aimé pouvoir simplement dévorer Kessell et fuir avec la relique avant que les elfes noirs soient trop impliqués !

Cependant, Errtu n’avait jamais considéré les drows comme des ennemis, et le démon méprisait désormais le sorcier empoté. Peut-être qu’une alliance avec les elfes noirs pouvait se révéler bénéfique pour les deux parties.

— Dis-moi, triomphateur inégalé de l’obscurité, insista Drizzt, Crenshinibon est-il en péril ?

— Bah ! grogna Errtu. Même la tour, qui n’est qu’une simple image de Crenshinibon, est invincible. Elle absorbe toutes les attaques dirigées contre ses murs miroitants et en renvoie le reflet sur leur source ! Seul est vulnérable le cristal palpitant de pouvoir, le cœur même de Cryshal-Tirith, et il est à l’abri, dissimulé en toute sécurité.

— À l’intérieur ?

— Bien sûr.

— Mais si quelqu’un devait s’introduire dans la tour à la recherche de ce cœur, raisonna Drizzt, à quel degré de protection devrait-il s’attendre ?

— C’est là une tâche impossible, répondit le démon. À moins que les simples pêcheurs des Dix-Cités aient un esprit à leur service. Ou peut-être un haut prêtre, ou un Archimage pour lancer des sorts de dévoilement. Tes maîtres savent sûrement que la porte de Cryshal-Tirith est invisible et indétectable pour tout être appartenant au plan dans lequel s’élève la tour. Aucune créature du monde matériel, ta race y compris, ne pourrait en trouver l’entrée !

— Mais…, insista anxieusement Drizzt.

Errtu lui coupa la parole.

— Même si quelqu’un pénétrait par hasard dans l’édifice, gronda-t-il, agacé par le flot incessant d’impossibles hypothèses, il aurait alors affaire à moi. Et le pouvoir de Kessell à l’intérieur de la tour est véritablement considérable, car le sorcier est devenu une extension de Crenshinibon lui-même, le vivant réceptacle de la force incommensurable de l’Éclat de cristal ! Le cœur se trouve au-delà du point de convergence précis de l’interaction de Kessell avec la tour, et au-dessus de l’extrémité même…

Le démon s’interrompit, brusquement méfiant devant la série de questions de Drizzt. Si les seigneurs drows, avisés en matière d’usages, étaient vraiment résolus à se procurer Crenshinibon, pourquoi n’étaient-ils pas plus au fait de ses forces et de ses faiblesses ?

Errtu comprit alors son erreur. Il examina Drizzt de nouveau, mais d’un autre œil. Quand il avait rencontré le drow au départ, sidéré par la simple présence d’un elfe noir dans la région, il avait cherché la supercherie dans ses attributs proprement physiques, pour déterminer si ses caractéristiques de drow étaient une illusion, un sort de métamorphose, astucieux et pourtant simple, à la portée d’un simple mage mineur.

Quand Errtu avait été convaincu qu’un véritable drow et non une illusion se tenait devant lui, il avait prêté foi au récit de Drizzt, car il correspondait au caractère des elfes noirs.

À présent, le démon étudiait les autres indices, au-delà de la peau noire de Drizzt, relevant les objets qu’il transportait et l’endroit qu’il avait choisi pour leur rencontre. Rien de ce que Drizzt avait sur lui, pas même les armes engainées sur ses hanches n’irradiait des propriétés magiques spécifiques au monde souterrain. Peut-être que les maîtres drows avaient équipé leurs espions de façon plus adéquate au monde de la surface, raisonna Errtu. D’après ce qu’il avait appris des elfes noirs durant ses nombreuses années de service à Menzoberranzan, cette présence n’avait certainement rien d’extraordinaire.

Mais les créatures du Chaos ne survivaient qu’en n’accordant leur confiance à personne. Errtu continua de scruter Drizzt à la recherche d’un indice sur son authenticité. La seule chose repérée par le démon qui reflétait les origines de Drizzt était une fine chaîne d’argent passée autour de son cou mince, un type de bijou commun chez les elfes noirs, qui servait à accrocher une petite bourse. En se concentrant sur elle, Errtu découvrit une seconde chaîne, plus fine, qui s’entrelaçait avec la première. Le démon suivit des yeux la longue chaîne sous le gilet sans manches de Drizzt jusqu’à la bosse presque imperceptible qu’elle créait.

C’était inhabituel, constata-t-il, et peut-être révélateur. Errtu pointa la chaîne du doigt, incanta et redressa son doigt étiré dans les airs.

Drizzt se raidit quand il sentit l’emblème glisser hors de son gilet de cuir. Il passa par-dessus l’encolure du vêtement et chuta à l’extrémité de la chaîne pour pendre librement sur sa poitrine.

Le rictus diabolique d’Errtu s’élargit tandis que ses yeux s’étrécissaient :

— Un choix inhabituel pour un drow, siffla-t-il d’un ton sarcastique. Je me serais attendu au symbole de Lolth, la reine démon de ton peuple. Cela ne lui ferait pas plaisir !

Surgirent alors dans les mains du démon un fouet et une épée cruellement crénelée.

Au départ, l’esprit de Drizzt tourbillonna autour d’une centaine de possibilités, explorant les mensonges les plus plausibles qu’il pourrait tramer pour se sortir de ce guêpier. Mais ensuite, il secoua résolument la tête et repoussa ces mystifications. Il ne déshonorerait pas sa divinité.

Au bout de la chaîne d’argent pendait un cadeau de Régis, une gravure que le halfelin avait ciselée sur l’arête de l’une des rares truites à tête plate qu’il n’avait jamais attrapée. Drizzt avait été profondément touché quand Régis la lui avait donnée, et il considérait que c’était le chef-d’œuvre du halfelin. Le pendentif tournoyait au bout de la longue chaîne, ses nuances et ses ombres délicates lui donnant la profondeur d’une véritable œuvre d’art.

C’était une tête blanche de licorne, le symbole de la déesse Mailikki.

— Qui es-tu, drow ? demanda Errtu.

Le démon avait déjà décidé qu’il devrait tuer Drizzt, mais il était intrigué par une rencontre si peu commune. Un elfe noir qui suivait la voie de la Dame de la Forêt ? Et un habitant de la surface, également ! Errtu avait connu bien des drows au cours des siècles, mais il n’avait jamais entendu parler d’un des leurs qui aurait abandonné leurs usages abjects. C’étaient des tueurs impitoyables, tous autant qu’ils étaient, qui avaient même appris une astuce ou deux au puissant démon du Chaos en matière de méthodes de torture atroce.

— Je m’appelle Drizzt Do’Urden, c’est la pure vérité, répondit le drow d’un ton égal. Celui qui a déserté la Maison de Daermon N’a’shezbaernon.

Toutes les peurs de Drizzt s’étaient évaporées quand il avait admis, au-delà de toute espérance, le fait de devoir se battre avec le démon. Maintenant, il avait endossé la calme détermination du combattant expérimenté, se préparant à saisir tout avantage qui pourrait se présenter à lui.

— Un rôdeur qui sert humblement Gwaeron Bourrasque, le héros de la déesse Mailikki.

Il s’inclina profondément, conformément aux règles de la bienséance.

Tandis qu’il se redressait, il dégaina ses cimeterres.

— Je dois te vaincre, cicatrice de la vilenie, déclara-t-il, et te renvoyer dans les brumes tourbillonnantes des Abysses sans fond. Il n’y a pas de place dans ce monde ensoleillé pour une créature de ton engeance !

— Tu t’égares, l’elfe, dit le démon. Tu as perdu la trace de tes origines, et maintenant tu oses présumer que tu pourrais me vaincre ! (Des flammes jaillirent de la pierre tout autour d’Errtu.) Je t’aurais tué d’un coup net, en faisant preuve de miséricorde, par respect pour ton espèce. Mais ta fierté me désole ; je vais donc t’apprendre à aspirer à la mort ! Viens, sens la morsure de mes flammes !

Drizzt était déjà presque submergé par la chaleur du feu démoniaque d’Errtu, et la luminosité des flammes cuisait ses yeux sensibles à tel point que la masse du démon lui semblait être… lui semblait être une ombre brumeuse. Il vit la forme sombre s’étendre sur la droite du démon et sut qu’Errtu avait levé sa terrible épée. Il se prépara à se défendre, mais tout à coup le démon vacilla sur le côté en poussant un rugissement de surprise et d’indignation.

Guenhwyvar s’était fermement agrippée à son bras levé.

Le démon immense tint la panthère à bout de bras, tentant de coincer le fauve entre son avant-bras et la paroi rocheuse pour garder les griffes et les crocs acérés loin de ses parties vitales. Guenhwyvar rongea et ratissa le bras massif, lacérant la chair et les muscles du démon.

Errtu écarta d’une grimace l’attaque brutale et décida de s’occuper de la panthère plus tard. La préoccupation première du démon restait le drow, car il se méfiait du pouvoir potentiel de n’importe quel elfe noir. Errtu avait vu trop d’ennemis tomber sous le coup d’un des innombrables tours des drows.

Le fouet cingla les jambes de Drizzt, trop rapidement pour que le drow, qui titubait encore à cause de la soudaine explosion de lumière des flammes, parvienne à dévier le coup ou à l’esquiver. Errtu tira d’un coup sec sur son manche comme les lanières s’enroulaient autour des jambes et des chevilles minces du drow, la force immense du démon faisant aisément chuter Drizzt sur le dos, les pieds liés.

Drizzt ressentit une douleur cuisante le long de ses jambes, et il entendit l’expiration forcée de ses poumons quand il atterrit sur la pierre dure. Il savait qu’il devait réagir sans tarder, mais l’éclat du feu et la frappe soudaine d’Errtu l’avaient désorienté. Il se sentit traîné sur la pierre, sentit l’intensité de la chaleur augmenter. Il parvint à relever la tête juste à temps pour voir ses pieds liés par les lanières enchevêtrées pénétrer dans le feu démoniaque.

— Et c’est ainsi que je meurs, déclara-t-il impassiblement.

Mais ses jambes ne brûlèrent pas.

Bavant d’envie d’entendre les cris atroces de sa victime impuissante, Errtu tira plus fort sur le fouet et plongea entièrement Drizzt dans les flammes. Bien qu’il soit totalement immolé, le drow se sentait à peine réchauffé par le feu.

Et c’est alors que, dans un dernier sifflement rageur, les flammes brûlantes s’évanouirent d’un coup.

Aucun des deux adversaires ne comprit ce qui s’était passé, tous deux pensant que l’autre était à l’origine du phénomène.

Errtu lança prestement une autre attaque. Posant son pied lourd sur la poitrine de Drizzt, il commença à le broyer contre la pierre. Le drow le fouettait désespérément avec un de ses cimeterres, mais celui-ci n’avait pas d’effet sur le monstre d’un autre monde.

Drizzt utilisa alors son autre cimeterre, celui qu’il avait pris dans le trésor du dragon.

Grésillant comme de l’eau sur le feu, celui-ci s’enfonça dans l’articulation du genou d’Errtu. La poignée de l’arme se réchauffa comme sa lame déchirait la chair du démon, brûlant presque la main de Drizzt. Elle devint ensuite aussi froide que la glace, comme si elle éteignait la force de vie ardente d’Errtu avec sa propre puissance glaciale. Drizzt comprit ce qui avait éteint les flammes.

Le démon resta bouche bée dans son horreur absolue, avant de pousser des cris de douleur. Jamais il n’avait ressenti une telle souffrance ! Il fit un bond en arrière et se contorsionna en tous sens, tentant d’échapper à la terrible morsure de l’arme, traînant Drizzt derrière lui, ce dernier ne pouvant pas en lâcher la garde. Dans la violence de l’accès de fureur du démon, celui-ci projeta au loin Guenhwyvar, qui alla s’écraser lourdement contre une paroi.

Drizzt regarda avec incrédulité la blessure du démon qui reculait. De la vapeur s’élevait du genou transpercé d’Errtu, et les bords de sa plaie étaient recouverts de glace !

Mais Drizzt, lui aussi, avait été affaibli par l’attaque. Dans sa lutte avec le puissant démon, le cimeterre avait attiré en lui l’énergie de son porteur, l’associant à la lutte contre le monstre féroce. Maintenant, le drow n’avait même plus la force de se tenir debout. Mais il se surprit à bondir en avant, ses lames brandies devant lui, comme s’il était traîné par l’avidité des cimeterres.

L’entrée de la cachette était trop étroite. Errtu ne pouvait ni esquiver les coups ni se libérer.

Les cimeterres plongèrent dans le ventre du monstre.

L’accès de puissance explosif que ressentit Drizzt quand sa lame toucha le cœur de la force d’Errtu épuisa le peu d’énergie qui lui restait et le projeta en arrière. Il s’écrasa contre la paroi rocheuse et s’affaissa, mais il réussit à rester suffisamment en éveil pour assister à la lutte extraordinaire qui faisait encore rage.

Errtu sortit sur la corniche. Le démon titubait à présent, tentant de déplier ses ailes. Mais elles retombèrent faiblement. Le cimeterre étincelait d’un halo blanc de pouvoir tandis qu’il poursuivait son assaut. Le démon ne pouvait l’arracher : la lame encastrée était en train de remporter la lutte, sa magie étouffant les flammes qu’il avait été forgé pour détruire.

Errtu savait qu’il avait été présomptueux de croire qu’il pouvait anéantir n’importe quel mortel en combat singulier. Le démon n’avait pas considéré la possibilité d’une arme si cruelle ; il n’avait même jamais entendu parler d’une arme avec un tel mordant.

De la vapeur s’élevait des entrailles exposées d’Errtu, enveloppant les combattants.

— Et c’est ainsi que tu me bannis, drow déloyal ! cracha-t-il.

Hébété, Drizzt regarda avec stupéfaction le halo blanc s’intensifier et l’ombre noire décliner.

— Cent ans, le drow ! hurla Errtu. Ce n’est pas une si longue période pour ton espèce, ni pour la mienne !

La vapeur s’épaissit tandis que l’ombre sembla se désagréger.

— Un siècle, Drizzt Do’Urden ! retentit le cri déclinant d’Errtu, quelque part dans le lointain. Prends garde à tes arrières à ce moment-là ! Errtu ne sera pas loin !

La vapeur s’éleva dans les airs et disparut.

Le dernier son qu’entendit Drizzt fut le bruit métallique du cimeterre qui retombait sur la corniche rocheuse.

L'Éclat de Cristal
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